• Message 82

    La parabole des tomates bleues

    Dans un champ étaient cultivées depuis toujours de magnifiques tomates rouges. Elles se côtoyaient de près malgré les imperfections des unes ou des autres. Elles bénéficiaient d’un label « bio » soulignant l’absence de pesticides et autres produits non naturels.
    Un jour, les tomates rouges se trouvèrent interpelées par des tomates d’un bleu vif qui les pressèrent de les accepter au milieu d’elles, de leur faire un peu de place, car dans beaucoup d’autres champs, elles étaient rejetées, parfois même piétinées.
    Les tomates rouges s’interrogèrent et, malgré la réticence de quelques-unes, les tomates bleues étaient finalement acceptées au milieu des tomates rouges. La crainte de voir leur label « bio » un jour contesté ne devait pas être fondée. Toutes les tomates bleues et rouges poussaient côte à côte sans se poser de questions. Après tout, n’était-il pas juste d’accorder un libre choix aux tomates bleues d’être ce qu’elles étaient ? Chacune pouvait bien trouver sa place dans le champ.
    Mais un jour, les tomates bleues ont revendiqué le droit de disposer, comme les tomates rouges, du label « bio ». Elles crièrent haut et fort : « de quel droit disposez-vous d’un “label” qui nous discrimine, nous les tomates bleues ? »
    Les tomates rouges, indignées, ont alors indiqué aux tomates bleues que ce label « bio » ne pouvait pas leur être donné. Leur couleur bleue n’avait rien de « bio » et si bon accueil leur avait été fait, rien ne pouvait en revanche les qualifier pour réclamer ce label. Être différents n’était en rien une discrimination. De tout temps, il en avait été ainsi. Les tomates bleues n’avaient jamais jusque-là déclaré être « comme » les tomates rouges. Était-ce trop peu de pousser en toute liberté au milieu des tomates rouges ? Fallait-il, en plus, jeter la confusion et affirmer que tomates rouges et bleues provenaient des mêmes graines ?
    Les tomates bleues ont alors affirmé que la couleur rouge des tomates ne relevait pas davantage du label « bio » que toutes autres couleurs présentes dans l’univers des tomates. Ainsi, les tomates bleues souhaitaient créer un nouveau « label » au détriment des tomates rouges. Il ne devait plus y avoir de distinction entre tomates bleues et rouges, quand bien même, manifestement, leur couleur les différenciait.


    La « dispute » entre les tomates ne relève-t-elle pas d’une forme d’intolérance des unes à l’égard des autres ? En l’occurrence des « bleues » à l’égard des « rouges » ? Distinction et confusion sont-elles caractéristiques de la tolérance ou de l’intolérance ?

    L’affirmation péremptoire d’un « label » — d’une « normalité » — étendue à toutes les couleurs est-elle réellement le signe d’une acceptation large des différences ? Ou faut-il — dans le cadre de nos tomates — y voir plutôt une volonté de présenter en « norme » naturelle — « bio » - ce que l’on sait pourtant loin de l’être ? Il ne suffit plus à nos tomates bleues d’être des tomates bleues au milieu des rouges, mais d’être considérées « comme » des tomates rouges tandis qu’elles sont bleues.

    La dispute des tomates de cette parabole n’est rien d’autre que l’illustration d’un changement « forcé », autoritaire même, pour admettre une nouvelle « norme » en matière d’identité et de rapports entre les êtres humains, une « norme » plus étendue. Sauf qu’en la matière, nous touchons à une contradiction. L’extension de la « norme » est elle-même discriminatoire et représente un glissement vers, en réalité, un changement de « norme ». Or ce « changement » n’affecte pas seulement les rapports entre les êtres humains. Il touche à notre propre identité. Dans notre société, ce glissement des « normes » concerne beaucoup de sujets et, si l’on y prête attention, il représente la traduction d’une rébellion caractérisée contre le Dieu créateur.

    La redéfinition du bien en mal et du mal en bien est un signe d’un dérèglement de plus en plus grand qui touche à la nature même de l’Homme et des lois divines qui le définissent. La tolérance est en principe ce qui nous fait supporter la différence sans affecter notre propre état naturel. Le glissement progressif d’une « normalité » vers une autre qui remet en cause notre propre réalité intrinsèque et normative, est par nature intolérant. Cette nouvelle « normalité » est juge, non des actes ou même des pensées de l’individu, mais de ce qu’il est par nature, en dehors de tout choix. Elle amène la société vers une sorte d’anomia — une absence de normes — qui, sur le plan spirituel, représente la quintessence d’une opposition aux « normes » de Dieu, à sa volonté.

    Reste à savoir jusqu’où les citoyens de ce monde seront prêts à recevoir cette nouvelle « normalité », jusqu’où l’intolérable intolérance des tomates bleues se fera sentir et accepter.

    Guy ATHIA